Le virus détecté dans les égouts de Londres et de Jérusalem, un cas de la maladie déclaré dans l’Etat de New York… la poliomyélite est de retour dans les pays industrialisés. 34 ans après le lancement de la Campagne mondiale pour l’éradication de la poliomyélite par l’OMS, 22 ans après la première date fixée pour cette éradication, l’échec est patent.
Tout semblait pourtant réuni pour éradiquer la maladie : deux vaccins efficaces et complémentaires (l’un injectable pour la vaccination de routine, l’autre oral pour les campagnes de masse), absence de réservoir animal. Il suffisait de vacciner toute l’humanité et la polio rejoindrait la variole récemment disparue. C’était sans compter sur les hommes.
Les débuts de la campagne d’éradication ont été conformes aux prévisions. Les Amériques, l’Europe, puis la majorité de l’Asie et de l’Afrique ont éliminé la polio. Mais des résistances sont apparues un peu partout dans les pays en développement et très fortement dans deux régions, le nord du Nigeria et l’Inde/Pakistan/Afghanistan. Dans ces deux régions, la campagne a été mise en échec et l’objectif mondial d’éradication initialement fixé par l’OMS à 2000 repoussé à 2002, 2005, 2013, 2018, 2020… puis sine die.
Un article d’actualité du Lancet du 29 juillet 2006 a présenté ainsi la perception d’une campagne de vaccination contre la polio en Inde : « Vous êtes la mère de jeunes enfants d’un petit village du nord de l’Inde. Délaissé par l’État et le gouvernement national le village n’a ni eau potable, ni tout-à-l’égout, ni routes convenables. Un représentant du ministère de la Santé vient vous voir pour faire avaler à vos enfants des gouttes dont il dit qu’elles les protégeront contre une maladie que vous n’avez jamais vue et dont vous n’avez jamais entendu parler, la polio. Le responsable du village affirme que c’est un produit stérilisant, un complot du gouvernement pour limiter le nombre de pauvres. Qui croirez-vous ? »
Sur la campagne au Nigeria, un auteur de PLOS Medicine a rapporté : « Du point de vue d’un Nigérian, se voir offrir un médicament gratuit est aussi inhabituel que si un inconnu distribuait des billets de 100 dollars au porte-à-porte aux USA. C’est totalement étrange dans un pays où les gens se battent pour obtenir les médicaments et les traitements élémentaires dans les dispensaires locaux. »
Que peuvent, en effet, penser des communautés déshéritées quand des vaccinateurs envoyés par le gouvernement les appellent à grand renfort de haut-parleurs à rassembler leurs enfants pour les faire vacciner contre une maladie inconnue, alors que tant d’autres pathologies les frappent ? Un doute apparaît, que l’insistance transforme en méfiance, puis en hostilité. Une explication s’impose, favorisée dans des régions pauvres, musulmanes, par des rivalités ethniques et religieuses avec le pouvoir central : on veut stériliser les enfants. Après le 11 septembre, une volonté supposée de vengeance américaine ajouta une nouvelle dimension et des mouvements islamistes se mirent à surfer sur ces rumeurs.
S’il a baissé à quelques milliers puis quelques centaines depuis le début du siècle, le nombre de cas annuels de polio n’est jamais tombé à zéro. Or, on estime qu’environ deux cents personnes sont infectées sans contracter la maladie pour un cas déclaré, soit plusieurs dizaines de milliers chaque année. Les campagnes de vaccination de masse se sont donc poursuivies, multipliées, intensifiées. Des dizaines de millions d’enfants ont reçu leurs trois gouttes de vaccin oral pendant plus de vingt ans, année après année.
Avantage et inconvénient, le vaccin oral contre la poliomyélite est à base de virus vivant atténué. L’avantage est que dans de mauvaises conditions sanitaires il se transmet naturellement d’un enfant à l’autre, vaccinant ainsi spontanément de nouveaux individus. L’inconvénient est que de temps à autres, chez une personne vaccinée sur deux millions peut-être, le virus vaccinal retrouve sa virulence. Pendant la première décennie du siècle, les cas de polio dus à un virus dérivé du vaccin ont été limités, les foyers circonscrits, mais depuis 2016 une véritable épidémie due à des virus dérivés du vaccin flambe avec 1 108 cas recensés en 2020 et 691 en 2021 (soit quelque 200 000 et 140 000 personnes infectées) dont un en juillet 2022 aux Etats-Unis, tandis que des cas dus au virus sauvage continuent d’apparaître. Un groupe de virologues a estimé dans le Lancet qu’il fallait abandonner la perspective de l’éradication de la poliomyélite et la remplacer par celle d’une bonne couverture vaccinale.
Biologiquement, statistiquement, logistiquement, la campagne d’éradication ne pouvait qu’être victorieuse, malgré les mises en garde discrètes de médecins de terrain. Mais il manqua l’adhésion des populations. Concevoir cette campagne de façon verticale, sans anticiper les perceptions des populations, l’accompagner d’une communication tonitruante, diffuser des messages impératifs, comminatoires, ignorer les réalités sociales, religieuses et politiques, a suscité une méfiance que les organisateurs de la campagne n’ont jamais réussi à vaincre.